samedi 18 avril 2009

La Vouivre (Marcel Aymé)


Pendant l'entre-deux-guerres, à Vaux-le-Dévers, paisible village de la campagne jurassienne, le temps s'écoule lentement. Les paysans vivent au rythme des saisons, et le maire et le curé s'affrontent au nom de leurs inébranlables certitudes, religieuses pour l'un, politiques pour l'autre. Rien ne trouble la tranquillité des lieux, lorsqu'au plus fort de l'été, Arsène Muselier, alors qu'il était aux champs, aperçut la Vouivre: 

"La Vouivre, c'est à proprement parler la fille aux serpents. Elle représente à elle seule toute la mythologie comtoise […] Dryade et naïade, indifférente aux travaux des hommes, elle parcourt les monts et les plaines du Jura, se baignant aux rivières, aux torrents, aux lacs, aux étangs. Elle porte sur ses cheveux un diadème orné d'un gros rubis, si pur que tout l'or du monde suffirait à peine à en payer le prix. Ce trésor, la Vouivre ne s'en sépare jamais que le temps de ses ablutions. Avant d'entrer dans l'eau, elle ôte son diadème et l'abandonne avec sa robe sur le rivage. C'est l'instant que choisissent les audacieux pour s'emparer du joyau, mais l'entreprise est presque sûrement vouée à l'échec. A peine le ravisseur a t-il pris la fuite que des milliers de serpents, surgis de toutes parts, se mettent à ses trousses et la seule chance qu'il ait alors de sauver sa peau est de se défaire du rubis en jetant loin de lui le diadème de la Vouivre. Certains, auxquels le désir d'être riche fait perdre la tête, ne se résignent pas à lâcher leur butin et se laissent dévorer par les serpents".
Et c'est ce qui arrivera à certains habitants. D'autres résisteront, parmi lesquels Arsène. Ce paysan, pourtant rude voire insensible avec sa propre famille, se liera d'amitié et d'amour avec la jeune fille aux serpents. Rares sont les hommes, dit-elle, qui s'intéressent à son corps plutôt qu'à son rubis. Pourtant, la Vouivre est une belle femme, à tel point qu'elle incarne, pour le curé de la paroisse d'abord incrédule, la tentation envoyée par le diable pour perdre ses ouailles. Sa richesse, son immortalité et sa beauté rendent les hommes fous ou envieux, et l'ordre des choses s'en trouve bouleversé. Dans une communauté où le travail et l'effort constituent la seule richesse, les légendes ne sont pas faîtes pour prendre un aspect réel. La Vouivre incarne la poésie parachutée dans un monde où elle ne peut pas être comprise autrement que par le prisme de la superstition ou de la punition divine. Même le maire, radical endurci, finira par succomber à la fièvre mystique.

Dans ce roman gentiment érotique, on se délecte du caractère affirmé des personnages. Il y a Requiem, le fossoyeur alcoolique, amoureux éperdu d'une fille de petite vertu qu'il croît être une princesse ; il y a la Grande Mindeur, une force de la nature, divorcée quatre fois, qui a pris le parti de dépuceler tous les jeunes garçons du village, et dont la famille tente vainement de calmer les ardeurs en lui confiant des travaux herculéens. Tout ce petit monde, qui a pourtant la tête sur les épaules, voit ses certitudes bousculées par l'apparition de la Vouivre.Où peut-être est-ce le contraire ? Au contact de ces gens, la Vouivre en viendra à se poser des questions sur sa condition. Du mortel ou de l'immortel, de l'homme ordinaire ou de la légende, qui est le plus heureux ?

"Arsène regardait la Vouivre avec un peu de compassion.
–Ce qui me fait dire ça, c'est ce que disait ma mère. Elle tricotait une chaussette en causant et je l'entends qui dit : "la Vouivre, je ne voudrais pas être d'elle. Une fille qui ne meurt pas, ce n'est pas à faire envie ; quand on est de faire une chose, si on n'en voit pas venir le bout, on ne sait pas ce qu'on fait et on ne fait autant dire rien".
Une expression de curiosité un peu inquiète anima les yeux verts de la Vouivre. Arsène poursuivit, plutôt pour lui-même que pour elle :
-Et moi, je me pensais qu'elle avait raison. Je la regardais qui tricotait sa chaussette. Je me disais que si elle n'avait pas eu déjà dans l'idée ce que serait le bout de sa chaussette, son travail n'aurait pas ressemblé à grand chose. Je me disais aussi que la vie, c'est pareil. Que pour bien la mener, il faut penser à la fin.
De son côté, la Vouivre rêvait à son destin uni et uniforme dont elle ne disposerait jamais. Il lui semblait avec évidence qu'Arsène fut maître du sien comme l'était sa mère de tricoter sa chaussette. Rien de plus rafraîchissant, de plus désirable, que de porter ainsi sa fin en soi-même et que d'y travailler maille après maille. En soupirant, elle s'allongea sur le côté et étendit le bras pour cueillir un champignon rouge qui poussait dans les fougères. Comme elle le portait à sa bouche et commençait à le croquer, Arsène l'arrêta
-Ne mange pas, bon Dieu, c'est du poison.
–Oh ! Moi, rien ne peut m'empoisonner, dit-elle en laissant le champignon rouler sur sa robe. La mort ne m'attend nulle part".

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