dimanche 10 janvier 2010

Jan Karski (Yannick Haenel)


Un livre à la construction étrange, qui nous porte du témoignage direct à la narration romancée d'une histoire vraie : voilà ce que contient le livre "Jan Karski", du nom de ce Polonais, messager de la résistance intérieure de son pays, qui parcourût le monde pendant la guerre pour dénoncer l'extermination des juifs, sans jamais être entendu.

Le premier chapitre est la transcription de l'entretien que Jan Karski accorda à Claude Lanzmann, pour son film Shoah : on y découvre un homme qui s'évertue à délivrer un message "à la conscience du monde", bien des années après les faits. Le deuxième chapitre résume le livre écrit par Jan Karski, Story of a secret state, où il raconte son aventure pendant la guerre. Ces deux volets ont pour mérite de mettre en avant le sort d'un pays, la Pologne, pour lequel on fait peu de cas lorsqu'on étudie l'histoire,

Enfin, le troisième chapitre est l'essence même du livre : une fiction, qui tente d'éclairer le tourment d'un homme qui savait mais n'a rien pu faire pour convaincre les grands de ce monde d'intervenir pour empêcher les massacres. Ce que dénonce Yannick Haenel, c'est la croyance selon laquelle les Alliés sont les vertueux vainqueurs de la Deuxième Guerre Mondiale : très tôt, l'existence des camps a été connue, mais parce qu'on préférait ne pas savoir, personne n'a bougé. "Les services secrets ont fait leur travail, on savait, et tout ceux qui ont prétendu qu'ils ne savaient pas travaillaient déjà pour le mensonge. Les Anglais étaient renseignés, les Américains étaient renseignés [...] Roosevelt lui-même s'étonnait devant moi, et son étonnement n'était qu'un mensonge".


Karski était détenteur d'un message, qu'il n'a cessé de répéter à qui voulait l'entendre, mais qu'il n'a jamais pu transmettre. Tant que les récepteurs n'agissaient pas, Karski restait détenteur du message, et sa mission n'était pas remplie. Les effets pervers d'une telle situation sont très bien décrits : "Combien de fois ai-je dit qu'en Europe les Allemands exterminaient les Juifs ? En 1942, c'était une parole brûlante. En 1943, une parole désespérée. En 1944, lorsque je disais dans une petite ville du Texas, devant un parterre de dame du patronage, que les Allemands exterminaient les Juifs d'Europe, c'était juste une parole ridicule". Là réside tout l'intérêt du livre : le témoin n'existe qu'à travers ceux qui l'écoutent. Si personne n'écoute, le témoin n'existe pas.

dimanche 3 janvier 2010

La Jument Verte (Marcel Aymé)



"Au village de Claquebue naquit un jour une jument verte, non pas de ce vert pisseux qui accompagne la décrépitude chez les carnes de poil blanc, mais d'un joli vert de jade. En voyant apparaître la bête, Jules Haudoin n'en croyait ni ses yeux ni les yeux de sa femme [...]

C'était une grande nouveauté qu'une jument verte qui n'avait point de précédent connu. La chose parut remarquable, car, à Claquebue, il n'arrivait jamais rien. On se racontait que Maloret dépucelait ses filles, mais l'histoire n'intéressait plus, depuis cent ans qu'elle courait ; les Maloret en avait toujours usé ainsi avec leurs filles, on y était habitué. De temps à autre, les républicains, une demi-douzaine en tout, profitaient d'une nuit sans lune pour aller chanter La Carmagnole sous les fenêtres du curé et beugler "A bas l'Empire !". A part cela, il ne se passait rien. Alors on s'ennuyait. Et comme le temps ne passait pas, les vieillards ne mouraient pas. Il y avait vingt-huit centenaires dans la commune, sans compter les vieux d'entre soixante-dix et cent ans, qui formaient la moitié de la commune. On en avait bien abattus quelques-uns, mais de telles exécutions ne pouvaient qu'être le fait d'initiatives privées, et le village, sommeillant, perclus, ossifié, était triste comme un dimanche au paradis".


Il se passe en fait beaucoup de choses à Claquebue, mais sous la couette (ou dans les buissons, ou au fond de l'étable, ou encore sur la table de la cuisine, mais je ne vais pas tous les énumérer). Ainsi, le livre aurait tout aussi bien pu s'appeler Étude des moeurs sexuelles de la France rurale de 1870 à 1914. A travers les yeux de cette jument, dont le portrait orne les intérieurs des Haudoin de père en fils, c'est le récit détaillé des habitudes intimes d'une communauté paysanne, dont la pratique de la chose est étroitement liée à l'environnement religieux et politique bien sûr, mais aussi aux rivalités entre les familles, aux pulsions, aux calculs, et finalement peu à l'amour. Loin de moi la prétention de dire si tout cela est fondé ou pas, mais les scènes d'amour sont racontées avec une telle ironie, un tel détachement de naturaliste qui observerait une colonie d'insectes à la loupe, que c'est sans pudeur aucune que l'on se plonge dans ces histoires.
Reste une question, à laquelle je vais m'empresser de répondre : et la jument verte là-dedans ? Quelle idée de faire raconter par un tableau, certes cocasse mais un tableau quand même, ce genre d'épisodes ? C'est que la toile est l'oeuvre d'un artiste aux méthodes bien particulières, racontée bien évidemment par la jument elle-même :

"L'artiste qui me peignit n'était rien de moins que le célèbre Murdoire. Avec tous les avantages d'un grand génie, il possédait un redoutable secret que je ne livre pas sans scrupules à la méditation des peintres d'aujourd'hui [...] Lors donc que Murdoire, dans le champ des Haudoin, eut obtenu pour la première fois les faveurs de la servante, il recueillit sur sa palette l'essence de son plaisir, et d'un pinceau agile m'en toucha les deux yeux, les éveillant à cette vie mystérieuse que les amants, les neurasthéniques et les avares interrogent dans l'eau trouble de mon regard..."